Chez le marquis de Cibo.
LE MARQUIS, en habit de voyage, LA MARQUISE, ASCANIO, LE CARDINAL CIBO, assis.
Le Marquis, embrassant son fils.
Je voudrais pouvoir t’emmener, petit, toi et ta grande épée qui te traîne entre les jambes. Prends patience : Massa n’est pas bien loin, et je te rapporterai un bon cadeau.
La Marquise.
Adieu, Laurent ; revenez, revenez !
Le Cardinal.
Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans ses terres, je crois.
Le Marquis.
Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.
Il embrasse sa femme.
Le Cardinal.
Je voudrais seulement que l’honnêteté n’eût pas cette apparence.
La Marquise.
L’honnêteté n’a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal ? sont-elles toutes au repentir ou à la crainte ?
Le Marquis.
Non, par le ciel ! car les meilleures sont à l’amour. N’essuyez pas celles-ci sur mon visage, le vent s’en chargera en route : qu’elles se sèchent lentement ! Eh bien ! ma chère, vous ne me dites rien pour vos favoris ? n’emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue sentimentale à faire de votre part aux roches et aux cascades de mon vieux patrimoine ?
La Marquise.
Ah ! mes pauvres cascatelles !
Le Marquis.
C’est la vérité, ma chère âme, elles sont toutes tristes sans vous. (Plus bas.) Elles ont été joyeuses autrefois, n’est-il pas vrai, Ricciarda ?
La Marquise.
Emmenez-moi !
Le Marquis.
Je le ferais si j’étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine de soldat. N’en parlons plus ; — ce sera l’affaire d’une semaine. Que ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires ; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de trace dans ses allées chéries. C’est à moi de compter mes vieux troncs d’arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins d’herbe de mes bois ; les métayers et leurs bœufs, tout cela me regarde. À la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la porte, et je vous emmène alors.
La Marquise.
La première fleur de notre belle pelouse m’est toujours chère. L’hiver est si long ! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne reviendront jamais.
Ascanio.
Quel cheval as-tu, mon père, pour t’en aller ?
Le Marquis.
Viens avec moi dans la cour, tu le verras.
Il sort. — La marquise reste seule avec le cardinal. — Un silence.
Le Cardinal.
N’est-ce pas aujourd’hui que vous m’avez demandé d’entendre votre confession, marquise ?
La Marquise.
Dispensez-m’en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si Votre Éminence est libre, ou demain, comme elle voudra. — Ce moment-ci n’est pas à moi.
Elle se met à la fenêtre et fait un signe d’adieu à son mari.
Le Cardinal.
Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu, j’envierais le sort de mon frère. — Un si court voyage, si simple, si tranquille ! — une visite à une de ses terres qui n’est qu’à quelques pas d’ici ! — une absence d’une semaine, — et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept années de mariage ! — N’est-ce pas sept années, marquise ?
La Marquise.
Oui, cardinal ; mon fils a six ans.
Le Cardinal.
Étiez-vous hier à la noce des Nasi ?
La Marquise.
Oui, j’y étais.
Le Cardinal.
Et le duc en religieuse ?
La Marquise.
Pourquoi le duc en religieuse ?
Le Cardinal.
On m’avait dit qu’il avait pris ce costume ; il se peut qu’on m’ait trompé.
La Marquise.
Il l’avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes !
Le Cardinal.
On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.
La Marquise.
L’exemple est à craindre, et non l’intention. Je ne suis pas comme vous ; cela m’a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles mènent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées des actions.
Le Cardinal.
Bon, bon ! le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet des nonnes lui allait à ravir.
La Marquise.
On ne peut mieux ; il n’y manquait que quelques gouttes de sang de son cousin, Hippolyte de Médicis.
Le Cardinal.
Et le bonnet de la Liberté, n’est-il pas vrai, petite sœur ? Quelle haine pour ce pauvre duc !
La Marquise.
Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence soit le préfet de Charles-Quint, le commissaire civil du pape, comme Baccio est son commissaire religieux ? Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des ombres allemandes ? que César parle ici dans toutes les bouches ? que la débauche serve d’entremetteuse à l’esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? Ah ! le clergé sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et pour réveiller l’aigle impérial, s’il s’endormait sur nos pauvres toits.
Elle sort.
Le Cardinal, seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse.
Agnolo !
Entre un page.
Quoi de nouveau aujourd’hui ?
Agnolo.
Cette lettre, monseigneur.
Le Cardinal.
Donne-la-moi.
Agnolo.
Hélas ! Éminence, c’est un péché.
Le Cardinal.
Rien n’est un péché quand on obéit à un prêtre de l’Église romaine.
Agnolo remet la lettre.
Cela est comique d’entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous d’amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes républicaines.
Il ouvre la lettre et lit.
« Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre, et celui de nos deux maisons. »
Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d’énergie. Que la marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux mois de cour presque assidue, c’est beaucoup pour Alexandre ; ce doit être assez pour Ricciarda Cibo.
Il rend la lettre au page.
Remets cela chez ta maîtresse ; tu es toujours muet, n’est-ce pas ? Compte sur moi.
Il lui donne sa main à baiser et sort.
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